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Les containers

A un certain moment, le « contexte » général d’un tableau est capital.
Camus écrivait dans son journal « ce qui barre la route fait faire du chemin ». Et il y a eu des moments terribles dans ma vie quand tout semblait verrouillé.
Le contexte général à ces tableaux « ouvreurs de piste » est un cumul de malheurs… mais le Zen dit bien … « le bonheur devient malheur et le malheur devient bonheur ».
Une histoire d’amour qui se termine, une autre m’illumine pendant quelques mois, et puis je me retrouve de nouveau seul.
Une grosse exposition est prévue dans six mois à Barcelone. Elle est pratiquement bouclée, et dans une autre galerie à Revel, dans la Haute Garonne, on réunit vingt ans de mon travail en gravure.
Je n’habite plus nulle part, une amie me prête la maison de sa mère. J’investis auprès d’un autre ami pour faire d’important travaux et lui louer le plus bel espace que je n’aurais jamais eu : un loft avec terrasse gigantesque.
Là bas, j’allais retrouver la paix, peaufiner l’exposition.

Simultanément, deux ultimes coups de poignard : l’exposition de Revel est détruite dans un incendie criminel suite à un cambriolage dans le magasin mitoyen de la galerie. Vingt années de travail brûlent à 100% - et ultime déception, mon ami met en vente le loft le jour même où j ’y emménage ! J’avais payé un an de loyer d’avance, en toute confiance et naïveté… je ne défis jamais mes caisses et bagages !
Commence alors un infernal ballet d’agents immobiliers traversant mon intimité et accentuant un peu plus chaque jour la menace de ma condition précaire… la perception aiguë de « l’impermanence ».

Je pars une semaine à Barcelone chez mes amis Sergi et Carme. Je retrouve la chaleur d’un cocon amical. Dès le matin, les deux partent travailler et moi je fonce sur le métro pour traverser la ville de part en part. Tout voir, tout enregistrer. Une folie de solitude dans la foule. A vif, je deviens voyant, plus que d’habitude.
Un matin je demande à Sergi de m’emmener dans la zone portuaire. Elle est interdite au public. Mais nous réussissons par miracle à passer avec la camionnette de Sergi, comme des braconniers. (A Barcelone je braconne… dans les salins de Gruissan je braconne… dans les terrains vagues des villes je braconne, mon maître Zen adorait le braconnage).
Et soudain, une sorte de survoltage du réel, une illumination. Je saute de la camionnette, mon Pentax est armé. Le danger reste permanent – des 38 tonnes chargés de containers se croisent à fond toutes les 20 secondes. Je déclenche à l’aveugle, j’ai l’intuition de la beauté. Je déclenche et j’évite les camions. Mais à cette seconde même je prends conscience que je peux ressusciter, ici et maintenant à Barcelone. Je suis sauvé !

Retour à Faugères dans le loft. Une toile de 110 x 80. Cela deviendra un format fétiche pour les Containers. Qui ouvre le jeu ? Le fusain ou la couleur ? Je pencherais pour la peinture. Elle prend son autonomie propre. Quand je suis lancé, j’ai l’impression que la peinture se fait toute seule ! La composition se réduit à une essence, une épure, un prétexte, priorité à la peinture ! Parfois sablé d’une lourdeur extrême, parfois ruisselante, dégoulinante, étincelante.
Deux choses dans les Containers.
1) La référence inconsciente à tous les peintres que j’admire : Staël, John Myers, Picasso, Freud, Turner etc…
2) L’apparition des séries autour d’un thème en parallèle avec les recherches du graveur.
A la Galerie de l’Américaine, Danielle Nolles vend ces tableaux de façon immédiate. Et l’aventure se poursuit. Les « Containers » suivants sont tous semblables et tous différents.
Dans ces Containers il y a pour la première fois l’autonomie de la couleur pure, l’absolu du Rouge… mais également les nuances infinies des ocres et des gris. Parfois je laisse la grue jaune vif, parfois elle est orange, parfois elle n’est pas du tout.

Il y a quinze ans j’étais une personnalité évanescente dans les brumes romantiques de l’aquarelle. Je découvre émerveillé que les choses en pleine lumière font autant rêver que les brumes.
Aujourd’hui encore, comme dans une transe, il m’arrive de peindre un Container.